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Jean-Charles Sournia

La Palestine de Chateaubriand

In: Annales de Bretagne. Tome 75, numéro 3, 1968. Colloque Chateaubriand. pp. 450-455.

 

Sournia Jean-Charles. La Palestine de Chateaubriand. In: Annales de Bretagne. Tome 75, numéro 3, 1968. Colloque

Chateaubriand. pp. 450-455.

doi : 10.3406/abpo.1968.2475

 

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/abpo_0003-391X_1968_num_75_3_2475

 

LA PALESTINE DE CHATEAUBRIAND

Communication de M. J.C. SOURNIA

(Rennes-Médecine)

 

On sait que Chateaubriand visita la Palestine en 1806, abordant à Jaffa (aujourd'hui faubourg de Tel Aviv) le 1er octobre, et quittant le même port le 12 octobre, après n'avoir passé dans le pays que 12 jours dont 3 à Jérusalem.



Il livra au public quelques impressions de voyage par des articles dans le Mercure, par des notes explicatives dans les Martyrs parus en 1809, et enfin il publia en 1811 son Itinéraire de Paris à Jérusalem. Les Mémoires d'Outre-Tombe sont assez laconiques sur son périple autour de la Méditerranée, même s'ils s'agrémentent de passages du journal de Julien, le valet de chambre.



Nous ne connaissions donc de ce voyage que ce que l'auteur avait bien voulu publier, (la dernière édition critique étant celle de Malakis de 1946), jusqu'à l'année 1950 qui vit la publication d'un Journal inédit, grâce aux soins de Georges Moulinier et d'Amédie Outrey, travaillant sous les auspices de la Société Chateaubriand. Dès lors la littérature sur l'ltinéraire s'augmenta de nouvelles gloses, les analyses acerbes qu'en avaient faites le père Garabed der Sahagian et Louis Bertrand s'effacèrent devant une étude plus minutieuse des sources utilisées par Chateaubriand,de ses procédés d'écriture et de composition.





Je voudrais aujourd'hui ne pas considérer l'ltinéraire comme une oeuvre de littérature, mais le regarder avec un oeil d'historien, c'est-à-dire me demander dans quelle mesure Chateaubriand nous a livré un récit propre à nous renseigner sur l'état de la Palestine en 1806. Les documents comparatifs ne nous manquent pas, car en dehors des archives historiques habituelles, mémoires du temps, journaux, instructions diplomatiques etc.. nous disposons de plusieurs récits de voyage. En eiïet avant et après Chateaubriand une dizaine de visiteurs occidentaux se succédère en Palestine, depuis Volney en 1783 jusqu'à Lamartineen 1832.



I. — -Si j'examine d'abord le tableau politique que Chateaubriand a brossé du Levant au début du xixe siècle, on ne peut que le trouver exact. Nominalement la Palestine appartenait à la Sublime Porte mais le découpage administratif de l'immense empire ottoman la rattachait au pacha de Damas, alors qu'où aurait pu imaginer plus logique une soumission au pacha de Saint-Jean D'Acre, les deux villes étant beaucoup plus proches.





A cette anomalie de juridiction s'ajoutait le caractère particulier des fonctionnaires turcs. Totalement livrés à eux-mêmes, n'ayant comme seule obligation que celle d'alimenter les caisses du sultan sans que le mode de perception eût la moindre importance, pressés de l'enrichir car leur fonction éphémère était soumise aux caprices du sérail, n'hésitant pas à guerroyer les uns contre les autres, les pachas entretenaient dans leur fief une effroyable anarchie autoritaire. L'insécurité de la Palestine était encore accrue par les visées que le pacha d'Egypte entretenait par tradition sur le sud du pays, et par les raids que les Bédouins Wahabites surgis d'Arabie menaient parfois sur les rives du Jourdain, menaçant même la tranquillité du pèlerinage annuel à la Mecque, car dans ce pays arabe dominé par la race turque étrangère, la solidarité de l'Islam ne jouait pas : pour les Turcs les Arabes sont des inférieurs, qu'ils soient musulmans ou chrétiens, ils étaient donc taillables et corvéables à merci.



Notre voyageur fait une excellente étude d'économie politique pour expliquer la misère épouvantable du pays : toutes les portes des boutiques et des villages se fermaient dès qu'on apprenait la venue d'un haut fonctionnaire, les transactions ne se faisaient que clandestinement, l'agriculture se limitait au strict minimum. Tout cela est bien vu et correspond à une triste vérité : un semblant d'ordre ne reviendra dans le pays qu'au milieu du xixe siècle, après plusieurs années d'une occupation égyptienne qui provoqua à son tour l'intervention des puissances européennes dans les affaires turques.





II — Sur l'exactitude de la disposition des lieux telle que Chateaubriand l'a présentée, on a déjà écrit beaucoup.

On relève dans l'Itinéraire quelques erreurs quant aux distances qu'il a parcourues, quant à l'orientation de tel ou tel

site, quant à la localisation de certaines bourgades, cela n'a pas grande importance.

On constate la même approximation pour les monuments qui ont retenu son attention. Toutes ses peccadilles ont été minutieusement relevées avant moi surtout par Moulinier et Outrey.

Je voudrais cependant ajouter à la décharge de Chateaubriand qu'à côté de l'extraordinaire documentation qu'il eut à scrupule d'accumuler pour son Itinéraire, il ne passa que trois jours à Jérusalem et n'eut donc pas le temps de vérifier sur le terrain tous les détails relevés par ses prédécesseurs. De plus les circonstances sont très mouvantes et les événements vont vite au Proche-Orient, et entre son voyage en 1806 et la publication de Vltinéraire en 1811 les lieux avaient déjà changé.

Je dois aussi relever un détail qui a échappé à l'attention des exégètes et qui me paraît significatif. Voici un passage de la description de Jérusalem telle qu'on peut la lire dans son journal à la date du jeudi 8 octobre 1806 :



« Les maisons sont de lourdes masses carrées de pierre et de chaux, fort basses et sans fenêtres, terminées en terrasses aplaties ou en petits dômes de mosquées, et ressemblant à des prisons ou des sépulcres. Tout serait à

l'oeil d'un niveau égal et l'on confondrait ces maisons avecles amas des montagnes, si les dômes des églises chrétiennes, les minarets des mosquées, les cimes de quelques cyprès, de quelques pins, de quelques palmiers, de quelques oliviers, et de lourdes dentelures de roquettes ou de nopals ne rompaient l'uniformité du niveau ».

(Les roquettes sont des sortes de figuiers d'Inde, et les nopals sont d'autres cactées qui donnent les figues de Barbarie).

 

Cette description est exacte, mais la dernière phrase devient différente un an plus tard dans le Mercure de juillet 1807 .



« Tout serait à l'oeil d'un niveau égal, si les clochers des églises, les minarets des mosquées, les cimes de quelques

cyprès et les buissons des aloès et des nopals ne rompaient l'uniformité du plan ».

 

Et le passage est sensiblement le même dans l'Itinéraire quatre ans plus tard.



Que Chateaubriand ait substitué les aloès aux roquettes, on le comprend assez, le mot aloès est d'emploi courant en

France alors que « roquette » est peu usité. Mais qu'il ait cru devoir remplacer les « dôme » des églises chrétiennes par des « clochers » voilà qui est plus grave. Car du fait d'interdictions administratives il n'y avait pas alors de clochers à Jérusalem.



Comment expliquer ce changement des « dômes des églises chrétiennes » de 1806, en « clochers » un an plus tard ?



Ce n'est pas une erreur d'information, ni une faute de sa part dans la lecture de son Journal de voyage. A mon avis il faut voir plus loin. Souvenons-nous que le clocher est un élément architectural relativement tardif dans l'art chrétien, il s'est développé surtout dans le style gothique à partir des tours flanquant les portails romans, ces tours étant elles-mêmes empruntées aux basiliques syriennes des v° et vic siècles, comme je l'ai rappelé ailleurs. Mais pendant ce temps, les églises d'Orient prenaient un parti tout différent, elles adoptaient presque comme une règle le plan centré à coupole, où une tour à cloches n'aurait pas trouvé sa place. Si bien que le clocher est propre à notre art occidental, c'est-à-dire catholique romain. En substituant lesclochers aux dômes, Chateaubriand a voulu donner à son lecteur une image familière des églises chrétiennes de Jérusalem, puisque le dôme est peu connu dans notre pays,mais il a aussi voulu leur imposer une marque catholique.



III. — Et ceci m'amène à la troisième question de cette étude critique : Chateaubriand a-t-il fait de la situation religieuse de la Palestine en 1806 un tableau véridique ? On peut en douter.



Comme beaucoup de pèlerins catholiques le font encore de nos jours, et je le lis moi-même lors de mon premier séjour à Jérusalem, Chateaubriand se confia aux Frères Franciscains qui sont depuis Saint Louis les gardiens des Lieux-Saints. Mais cette prétendue garde historique ne vaut que pour les catholiques romains, l'autorité du Père Custode ne s'étend qu'aux « Latins », comme on dit en Orient, et les autres rites chrétiens ne la reconnaissent pas.

Les girecs, les Arméniens, les Coptes, les Ethiopiens, les Syriens •son aussi représentés à Jérusalem, et cette cohabitation séculaire ne va pas sans heurts, sans acrimonies, sans bousculades, ou même batailles rangées : l'ordre rétabli naguère grâce aux janissaires turcs, hier par l'autorité du soldat jordanien, l'est aujourd'hui sous la férule du policier israélien. Il en était de même du temps de Chateaubriand, nous le savons par ailleurs, mais il ne nous en dit rien.



Chateaubriand eut très peu de rapports avec les religieux latins pendant son séjour en Terre-Sainte, à l'exceptiond' une visite protocolaire à deux dignitaires grec et arménien de Jérusalem et en dehors de son passage de deux heures au couvent grec de Saint-Saba. Il ne fait que de rares allusions aux différents rites religieux, ou alors il parle d'eux sur le mode apitoyé ; mises à part ces quelques notations, les rites séparés n'existent pas pour lui. Pour une peinture authentique de la Palestine ce que Chateaubriand passe sous silence a, selon moi, autant d'importance que ce qu'il dit : car il ne pouvait pas ignorer vivant douze jours au milieu des Franciscains, les chicaneries entre les clergés qui encore de nos jours attisent les haines entres les fidèles.



On pourrait dire qu'après tout Chateaubriand s'est comporté comme tant de pèlerins français contemporains, pour lesquels christianisme et catholicisme romain sont synonymes, les autres chrétiens ne méritant que compassion pour leur évidente erreur. Pour ces touristes-là, et ils sont nombreux, le Saint-Sépulcre n'est qu'une annexe suffrageante de Notre-Dame de Paris. Mais Chateaubriand, homme érudit et politicien curieux ne pouvait pas avoir une vision aussi simpliste, qu'un visiteur comme Lamartine par exemple, ne partagera pas.

 

Après avoir passé six mois en Méditerranée Orientale en contact constant avec des chrétiens différents de lui, Chateaubriand ne pouvait pas ignorer qu'au Levant rite religieux et politique sont indissociables, et ce ne peut pas être un hasard s'il a passé sous silence les déchirements du christianisme en Terre Sainte.



Si l'on se souvient que le Génie du Christianisme et les Martyrs sont des panérygiques de ce christianisme particulier qu'est le catholicisme romain, on constate que par leurs lacunes l'Itinéraire de Paris à Jérusalem et la description religieuse de la Palestine qu'ils nous donnent s'inscrivent dans la même ligne de pensée, alors que sur le plan politique le tableau de la région ne manque pas de véracité.

Tag(s) : #Culture
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